L'épopée de la Prof en Trottinette

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Ou ce que "les gens" projettent sur les élèves de ZEP/REP

En décembre, la Principale Adjointe du collège avait demandé à me voir pour aborder diverses questions (mon intégration dans l'établissement, mes impressions sur le métier après les premiers mois de pratique, l'élève qui avait levé la main sur moi…) (elle m'avait d'ailleurs dit que j'avais un comportement qui me "mettait en danger", que j'étais presque responsable de tout ça, ce qui avait scandalisé mes collègues… mais ce n'est pas la question). Presque incidemment, durant cet entretien, elle m'avait parlé de la trottinette qui me sert à me rendre au collège, en me demandant : "vous ne pensez pas que ça peut nuire à votre statut de professeur ?". Elle le présentait sous forme de question, mais elle avait visiblement déjà sa réponse. Malgré tout, je lui avais répondu que non, les élèves avaient ri, au début, mais toujours sans méchanceté (plutôt avec admiration, voire jalousie en fait : waaah, elle a des grandes roues, elle est trop belle, je peux vous l'emprunter, etc.) (non, ils ne pouvaient pas l'emprunter). Qu'ils semblaient surpris, mais plutôt agréablement, et pas du tout, du tout, méprisants. Puis, qu'ils s'y étaient habitués, tout simplement. Que je déclenchais des sourires et des signes enthousiastes de la main dans la rue, mais qu'on ne me jetait pas de cailloux et qu'on ne me crachait pas dessus, merci bien.

Je pensais que la question était réglée, mais aujourd'hui, lors de mon entretien avec la Principale (qui doit m'attribuer une note administrative), le sujet a rapidement refait surface. Et le statut du professeur, et ce que les élèves vont en dire, etc.
J'ai répété la surprise amusée des élèves, mais dénuée à mon avis de toute trace de moquerie. Et cette fois-ci, j'avais davantage d'exemples à citer : dans mon collège-lycée, une prof venait en trottinette, et elle n'en était pas moins respectée pour autant (elle faisait même partie des profs très appréciées). Durant mes classes préparatoires littéraires, au lycée du Parc, notre professeur de lettres classiques, qui approchait de la soixantaine et sortait rarement sans son tailleur Chanel et son serre-tête, venait en trottinette ; vue curieuse, qui nous amusait, certes, mais ne nous a jamais empêché-e-s de vénérer (presque littéralement) cette prof.

Réponse de la Principale : "oui, mais il s'agissait d'un public différent, nos élèves ne sont pas les mêmes ici…".

Ah ! Le cœur du sujet, enfin. Le nœud du problème, ce n'est pas que la prof en trottinette ne fasse pas assez prof ; c'est que "nos élèves", des élèves de REP donc, ne soient, selon la Principale et son Adjointe (et sans doute d'autres encore), pas assez élèves pour respecter la prof en trottinette. D'autres élèves, plus ceci et moins cela, ils pourraient tout à fait l'accepter, oui, sans aucun doute. Mais pas les nôtres, non.

Et finalement, ça me dérange presque plus qu'elles pensent ça. Pas pour moi : ma trottinette et moi nous portons très bien, merci ; nous allons même continuer à venir ensemble au collège ; je ne l'ai pas dit aussi directement à la Principale, mais elle semble l'avoir bien compris : "en tout cas, ce qui est bien, c'est que vous assumez complètement cette prise de position" ; "prise de position", carrément : on ne mesure pas le courage qu'il faut pour oser se montrer en trottinette.

Non, vraiment, ce n'est pas pour moi que c'est grave. Mais mes élèves, nos élèves… Prenons garde à ne pas les exposer à quelque chose qui pourrait les surprendre ou les perturber : qui sait comment ils pourraient réagir, ces gamins qu'on semble considérer comme des dangers publics prêts à exploser ? Qui peut garantir qu'ils n'iraient pas braquer le supermarché du coin après avoir aperçu leur prof en trottinette, ou ne sombreraient pas dans la drogue pour échapper à cette vision d'horreur qui remettrait en question tout ce en quoi ils "croivaient" auparavant ?
Surtout, bien les laisser macérer dans le connu et l'ultra-connu. Surtout, ne pas érafler leur quotidien où les profs vivent dans des beaux quartiers dont ils viennent en voiture, et où ils sont les seuls, eux, les gamins souvent issus de familles modestes elles-mêmes issues de l'immigration, qui ne possèdent pas de voiture, à se déplacer à pied, à vélo, en trottinette. Surtout, ne pas leur laisser entrevoir un "ailleurs", un "autrement", ne pas les préparer à un monde différent de l'univers étriqué de leur petite ville d'extrême-droite.

Oui, des gens, des adultes, se déplacent en trottinette, ailleurs. Ici, je dois être l'une des seules adultes à me déplacer comme ça. Je ne l'avais pas anticipé, mais quand on m'a fait des remarques, j'y ai prêté attention, et je l'ai vu. Et alors ? Je viens d'un ailleurs plus divers, plus tolérant et plus ouvert que cet ici. Et ce serait à moi de renoncer à cela, pour m'adapter (m'abaisser) à l'esprit d'ici ? Parce que je suis la seule à me déplacer d'une manière peu coûteuse, saine, non polluante, qui ne fait de mal à personne, je devrais cesser de le faire, pour la seule raison que personne d'autre ne le fait ? Pourquoi ne pas en profiter pour inviter les élèves dans mon ailleurs, qui est le monde de tant d'autres gens ? Pourquoi ne pas les y préparer ?

Ça semble presque ridicule, que cette histoire de trottinette prenne de telles proportions. Mais c'est pas moi qui ai commencé. Et c'est pas moi qui lâcherai la première. Maintenant, ma trottinette et moi, on combat pour faire découvrir le monde à nos élèves. (Groumpf.)

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