Les profs et Wikipedia : une certaine définition de l'hypocrisie
Cette année, j’encadre les Travaux Personnels Encadrés (TPE) que les lycéens font en Première. Cela m’a permis de confirmer mon impression que les élèves en général (et, sans doute, les lycéens en particulier) sont déjà pleins de convictions et d’idéaux : une majorité fourmillaient d’idées de sujets alors que nous venions à peine d’annoncer les thèmes qu’ils pouvaient traiter. Mais ce n’est pas de cela dont je voudrais parler aujourd’hui (les conditions d’enseignement que je connais cette année mériteront un article complet), mais plutôt de la manière dont les profs font effectuer les recherches aux élèves.
Le principe des TPE est de guider les élèves lors d’un travail transdisciplinaire qui dure une bonne moitié d’année scolaire ; il faut donc valider avec eux un sujet, une problématique, un plan ; il s'agit également de leur faire acquérir de « bonnes » habitudes de recherche. Cela passe donc par des séances où chaque groupe est relativement autonome, libre de circuler entre le CDI, les salles informatiques, les salles où ils peuvent discuter avec leurs enseignants référents, etc.
« Désolés, on est sur Wikipedia »
Scène vécue lors de l'une des toutes premières séances : je circule en salle info, pour jeter un œil aux recherches des élèves et qu'ils n'hésitent pas à me poser des questions si besoin. Deux élèves font des recherches préliminaires sur leur sujet ; je passe derrière eux, les vois en train de lire un article. M’apercevant, ils se retournent immédiatement et se justifient d’un air coupable : « désolés, on est sur Wikipedia juste pour le début, mais on sait qu’il ne faut pas l’utiliser ensuite ».
Notons bien que je ne leur avais pas adressé la parole, ni fait la moindre remarque. C’est dire à quel point le « rejet » de Wikipedia est entré dans le monde scolaire. Mais cela révèle également à quel point il est absurde : les élèves (et, à vrai dire, l’immense majorité des profs) se servent spontanément de Wikipedia, surtout, comme me l’expliquaient ces élèves, pour les recherches préliminaires.
Je me suis donc arrêtée auprès d’eux, et leur ai expliqué que non, je n’avais rien contre Wikipedia, au contraire ; que, bien souvent, sa fiabilité était similaire voire supérieure à celle d’encyclopédies « classiques », type Universalis (qui, à entendre certains collègues, devrait constituer l’alpha et l’oméga des recherches des élèves, alors même que certains articles sont vieux de plusieurs années (voire décennies) et déjà obsolètes). Les yeux de mes auditeurs s’étaient, à ce stade, agrandis de surprise : quoi, une prof qui ne crachait pas sur Wikipedia ? qui en vantait même les qualités ? Incroyable !
Je les ai néanmoins mis en garde : quelle que soit mon opinion, elle était extrêmement minoritaire parmi les enseignants, donc parmi ceux qui seraient amenés à évaluer les TPE. Il fallait prendre cette donnée en compte, et, pour frustrant que cela puisse être, s’obliger à ne pas citer d’articles Wikipedia comme sources. Cela n’empêchait cependant pas d’aller consulter les sources citées dans les fins d’articles, généralement plus acceptables aux yeux des enseignants, et cela leur permettrait déjà de mieux cibler et accélérer les recherches.
Je poursuivis mon tour de la salle informatique, et, quelques instants plus tard, vis une collègue s’arrêter auprès des mêmes élèves. Sans qu’ils ne l’aient sollicitée, elle les interrompit pour leur rappeler que Wikipedia n’était pas une source fiable, « pourquoi ? » leur demanda-t-elle ; et eux, dociles, de répéter ce qui leur avait été dit sans doute de nombreuses fois : que les articles n’étaient pas rédigés par des experts, que n’importe qui pouvait les modifier, etc. Le tout en me lançant des regards à la fois gênés et amusés.
Une encyclopédie pratique, accessible, complète
Ce rejet de Wikipedia me semble à la fois absurde et hypocrite.
D’abord parce qu’il suppose que la « Connaissance » ne peut venir que de grands pontes universitaires, reconnus comme experts par leurs pairs. Alors que, soyons honnêtes, ce n’est pas parce qu’un article est écrit par un universitaire qu’il est nécessairement et automatiquement de grande qualité (ou qu'il reste de grande qualité, même quarante ans après sa rédaction). Et surtout, un citoyen lambda, passionné d’un sujet, peut avoir des connaissances extrêmement poussées et précises dessus ; le fait qu’il ne soit pas titulaire d’un doctorat dans la discipline correspondante n’y change rien.
Ensuite, parce que le système Wikipedia est tout de même très bien conçu. Il permet une actualisation permanente des connaissances, un contrôle incessant de tous les contributeurs (il y a même une section « discussion » séparée, qui comporte parfois des débats très pointus). Ces dernières années, la classification « thème de qualité », « bon article » (exemple : l'article Mont-Blanc est un bon article, faisant partie d'un thème de qualité) et « article de qualité » permettent d’accorder une plus grande confiance à certains articles. À mon avis, ce genre d'articles « labellisés » serait tout à fait acceptable comme source pour des exposés, dans l'enseignement secondaire au moins. Il existe également d'autres dispositifs, comme la semi-protection longue pour les articles qui peuvent faire l'objet de vandalisme (c'est le cas de l'article « Périclès », qui était la cible de vandalisme scolaire), ce qui permet d'améliorer la fiabilité du contenu. D'autre part, les liens internes permettent une navigation très aisée, et un approfondissement rapide des recherches.
Indéniablement, Wikipedia est une encyclopédie extrêmement pratique, accessible et complète.
Faire confiance aux contributeurs : force ou faiblesse ?
Certes, parce que c’est un outil collaboratif en perpétuelle évolution, et globalement ouvert à toutes les contributions, il présentera toujours certaines faiblesses, notamment en ce qui concerne certains sujets « sensibles », où l’on peut parfois constater des « guerres d’édition ».
Son autre faiblesse, si on peut la considérer ainsi, est de reposer sur la bonne foi des contributeurs. On entend régulièrement parler des profs qui ont piégé leurs élèves en bidonnant un article Wikipedia avec des informations fausses, pour détecter ceux qui, ô, déshonneur, avaient osé faire des recherches en utilisant cette encyclopédie au rabais. (Hahaha, regardez : qu’ils sont bêtes ces élèves !) Le procédé est à mon avis lamentable.
D’abord parce que les élèves qui font des recherches chez eux pour un devoir à la maison devraient être encouragés plutôt que stigmatisés (oui, il peut sembler évident que tous les élèves font des recherches pour enrichir leurs travaux, mais non, ce n’est pas forcément le cas de la majorité). Même s'ils le font de manière maladroite, incomplète, la démarche initiale n'est pas à blâmer. Et à mon avis, falsifier volontairement un article Wikipedia amènera davantage les élèves à ne plus avoir confiance en leurs professeurs qu'à cesser d'utiliser l'encyclopédie.
Ensuite parce que les profs qui modifient Wikipedia de cette manière ont un but malhonnête, en contradiction complète avec la visée initiale de l’encyclopédie. Oui, n’importe qui peut modifier la plupart des articles pour y mettre n’importe quoi. Mais qui le fait ? En dehors de ces profs, pas grand monde. Les contributeurs peuvent faire des erreurs, avoir des biais idéologiques, mais ils sont, dans leur immense majorité, convaincus de ce qu’ils écrivent, et ne le font pas dans l'unique but de tromper les lecteurs.
Si les profs ne sont pas satisfaits de la manière dont les élèves mènent leurs recherches, peut-être serait-il pertinent de les éduquer sur le sujet : quels sont les éléments qui permettent de déterminer la fiabilité d'une source, comment exercer son esprit critique, comment et pourquoi recouper les informations, etc. Il est évident que ces habitudes relèvent d'une bonne attitude face à la recherche ; il devrait être tout aussi évident que ces procédés ne sont pas innés.
Un rejet hypocrite
Les réactions offusquées, d’un automatisme parfois suspect, qui accompagnent la moindre mention de Wikipedia parmi les enseignants sont fatigantes et surtout, hypocrites. Si l’on devait licencier tous les profs qui se servent parfois de Wikipedia pour faire leurs cours, il faudrait inventer un autre mot que « crise » pour désigner les difficultés actuelles de recrutement.
Et le « pire », c'est qu'ils ont raison de s’en servir : c’est un excellent outil, et eux-mêmes doivent en être plus ou moins conscients puisqu’ils l’utilisent (à moins qu’ils n’aient une bien piètre opinion de leurs propres cours).
Mais ils ont tort de continuer à propager, sans faire preuve du moindre esprit critique, la détestation convenue de Wikipedia. Ils apprennent aux élèves que la connaissance n’appartient qu’aux experts, reconnus ; ils leur apprennent également que le système scolaire est décidément en dehors du monde réel, puisque tout le monde se sert de Wikipedia dans de très nombreuses situations, mais qu’elle est toujours encyclopædia non grata dans les établissements scolaires. Ce genre de postures dogmatiques ne peut qu'éloigner encore plus certains élèves, à la limite du décrochage, qui ont l'impression que l'École ne peut rien leur apporter pour "la vraie vie".
Quand j’ai fait un point « Wikipedia » avec mes Premières, pour leurs exposés d’Enseignement Moral et Civique (ancienne ECJS), et que je leur ai exposé les grandes lignes de mon opinion sur le sujet (notamment, le fait que j'acceptais certains articles comme sources), j’ai quasiment eu droit à une standing ovation ; c’est dire à quel point ils n’ont pas dû entendre souvent cet avis, qui me semble pourtant relever d'un élémentaire bon sens.
À quand l'éducation aux « nouvelles » technologies ?
Au-delà du seul enjeu « Wikipedia », il serait plus que temps que les élèves bénéficient d'un enseignement organisé (par opposition avec ce qui a lieu aujourd'hui : chaque enseignant qui distille quelques conseils et règles au gré de ses passages épisodiques en salle informatique) sur ces « nouvelles » technologies qui datent tout de même du siècle dernier.
Au Danemark, les lycéens passent le bac avec Internet. Les enseignements qui préparent au bac s'en trouvent donc modifiés : il s'agit moins de retenir par cœur que de comprendre, savoir chercher, recouper, trier, organiser, argumenter… Bref, des compétences qui semblent bien plus utiles que savoir réciter par cœur des chronologies ou des statistiques apprises par cœur.
On est en 2015. Il serait temps que certains enseignants s'en rendent compte, et accompagnent les changements plutôt que de s'arc-bouter en vain contre des évolutions qu'ils ne peuvent pas empêcher.